L’homme et la foi
Mortadhâ Motahhari
Édité et Traduit par
Abbas Ahmad al-Bostani
Publication de la Cité du Savoir
Editeur:
La Cité du Savoir
(Abbas Ahmad al-Bostani)
C.P. 712 Succ. (B)
Montréal, Qc. H3B 3K3
Canada
Copyright: Tous droits réservés à l'éditeur
Table des Matières
Chapitre 1: L'HOMME ET
L'ANIMAL
1- La Sphère
des Perceptions de L'animal et le Niveau de Ses Aspirations
2- La Sphère
des Perceptions de L'homme et le Niveau de Ses Aspirations
3- Les Fondements du Privilège
de L'homme
4- L'homme est-il une Superstructure?
Chapitre 2: LA SCIENCE ET LA FOI
1- La Relation Entre
la Science et la Foi
2- La Rupture Entre
la Science et la Foi
Chapitre 3: LA FOI RELIGIEUSE
1- Les effets et les
utilités de la Foi
2- Le rôle
de la foi sur le plan des relations sociales
Chapitre 4: LA DOCTRINE ET L'IDÉOLOGIE
Chapitre 5: L'ISLAM, RELIGION INTÉGRALE
Chapitre 6: LES SOURCES DE LA PENSÉE
Chapitre 1:
L'HOMME ET L'ANIMAL
L'homme est une sorte d'animal. De là il possède des propriétés
communes à tous les êtres vivants; mais il en possède
d'autres qui le différencient des autres espèces vivantes
et font de lui un être distinct, doué de qualités sublimes
dont il a l'exclusivité.
Les propriétés distinctives qui lui confèrent la
qualité humaine et le qualifient à fonder une civilisation
et une "culture humaine" se rapportent:
1- aux perceptions conscientes;
2- aux aspirations.
Les êtres vivants se caractérisent en général
par la perception de soi et du monde environnant. Ils se caractérisent
aussi par les efforts qu'ils déploient en vue de satisfaire leurs
besoins et les exigences de leur vie, dans les limites de la perception
qu'ils en ont.
L'homme, à l'instar de tous les êtres vivants, a des penchants,
des désirs et des aspirations qu'il s'efforce de réaliser
selon ses connaissances et ses perceptions. Mais il diffère des
autres êtres vivants par l'étendue de la sphère de
ses connaissances, de ses informations et de son savoir, et par le caractère
sublime de ses désirs et de ses aspirations. C'est ce qui le fait
se distinguer de tous les êtres vivants et lui confère, par
rapport à eux, un caractère de "supériorité"
et de transcendance.
1- LA
SPHÈRE DES PERCEPTIONS DE L'ANIMAL ET LE NIVEAU DE SES ASPIRATIONS
Les perceptions que l'animal a du monde extérieur se caractérisent
par ce qui suit:
1)- Elles sont superficielles et apparentes, car elles se réalisent
uniquement au moyen des sens apparents.
2)- Elles sont individuelles et partielles, c'est-à-dire qu'il
leur manque l'aptitude à la généralisation.
3)- Elles sont locales, c'est -à-dire qu'elles sont limitées
au milieu de l'animal et ne dépassant pas ce cadre.
4)- Elles sont immédiates, c'est-à-dire qu'elles sont
liées au présent et coupées du passé et du
futur. L'animal, en effet, n'est conscient ni de son histoire, ni de celle
de l'humanité. Il ne pense pas à l'avenir et ses efforts
ne visent point la vie future.
En ce qui concerne ses perceptions, l'animal ne sort donc jamais du
cadre de l'apparent-individuel, du partiel, du milieu environnant, du présent.
Il est prisonnier entre les quatre murs de ce cadre quadripartite; et,
s'il arrive à en sortir, ce ne sera ni consciemment ni volontairement,
mais sous l'effet d'une contrainte naturelle ou d'une pulsion instinc-tive
dépourvue de toute conscience et de toute affectivité.
Les exigences et les aspirations de l'animal sont elles aussi, tout
comme ses perceptions du monde, limitées à un cadre spécifique.
Elles sont:
1)- Matérielles: elles ne dépassent pas les limites du
manger, du boire, du coucher, du jeu, de la recherche d'un foyer et de
la satisfaction des instincts sexuels. L'animal n'a pas d'exigences morales
ni de valeurs éthiques.
2)- Personnelles et individuelles: c'est-à-dire qu'elles sont
relatives à soi et peuvent, au plus, s'étendre au partenaire
de sexe opposé et à la progéniture.
3)- Locales: elles ne sortent pas du cadre du milieu.
4)- Actuelles: elles sont liées uniquement au présent.
Les mêmes limites qui encadrent les perceptions de l'animal encadrent
donc également ses aspirations et ses désirs.
S'il arrive que l'animal travaille dans un objectif situé au-delà
de ces quatre limites - par exemple un objectif spécifique et non
individuel, ou relatif à l'avenir et non au présent, comme
c'est le cas de certains animaux vivant en communauté, tels que
les abeilles - il le fait instinctivement et non pas consciemment, sous
l'effet d'une force que son Créateur, le Créateur du monde,
lui a assignée.
2- LA
SPHÈRE DES PERCEPTIONS DE L'HOMME ET LE NIVEAU DE SES ASPIRATIONS
Elle est plus large que celle de l'animal, que ce soit au niveau des
perceptions ou des aspirations.
Les perceptions et les connaissances de l'homme vont au-delà
des apparences des choses. Elles pénètrent leurs profondeurs,
leurs essences et leurs relations ainsi que les nécessités
qui les régissent.
Les perceptions de l'homme ne sont pas limitées à une
zone ou à un lieu, ni enchaînées à un temps
précis. Elles franchissent l'espace et le temps et sortent du milieu
humain pour se lancer vers d'autres milieux, et même vers d'autres
planètes. Elles comprennent le passé et le présent,
découvrent l'histoire du monde, c'est-à-dire celle de la
terre avec tout ce qu'elle contient et celle des planètes, et contemplent
les horizons lointains de l'avenir.
Non content de toutes ces possibilités, l'homme s'envole, au
travers de ses pensées, vers les infinis et les valeurs éternelles
pour en connaître quelques-unes, dépassant ainsi les limites
du savoir partiel et individuel. Il s'emploie à découvrir
les lois univer-selles et les vérités générales
du monde pour parvenir à maîtriser la nature.
Dans ses aspirations et ses exigences, l'homme peut se transcender et
parvenir à des positions sublimes. C'est un être qui aspire
à la valeur, à l'idéal et à la perfection.
Il aspire à des objectifs immatériels qui dépassent
les limites de sa personne, de sa femme et de ses enfants. Ses objectifs
sont généraux, globaux et susceptibles de contenir toute
l'humanité; ils ne se limitent pas à un milieu particulier,
ni à une région spécifique, ni à un moment
historique précis.
L'homme peut porter ses aspirations sublimes à un degré
où les valeurs et les objectifs doctrinaux dépassent chez
lui toutes les autres valeurs, où il devient plus disposé
à servir les autres que ses intérêts personnels, où
il se soucie plus des autres que de lui-même, se réjouit pour
autrui et s'attriste devant la peine des autres, et où son attachement
à ses idéaux sacrés devient tel, qu'il se sacrifie
pour eux.
L'aspect humain de la civilisation de l'humanité est justement
le produit de ces nobles aspirations et sentiments par lesquels se caractérise
l'homme.
3- LES FONDEMENTS
DU PRIVILÈGE DE L'HOMME
Les larges perceptions humaines du monde résultent des efforts
collectifs de l'humanité, accumulés et perfectionnés
durant des siècles. Elles sont déterminées par des
règles, des normes et une logique particulière, ce qui leur
a permis de prendre l'appellation de "science".
La science, dans son acceptation la plus large, est définie comme
l'ensemble des pensées humaines sur le monde, y compris les pensées
philosophiques, issues des efforts intellectuels de l'humanité et
constituées sous forme d'un système logique particulier.
Les aspirations spirituelles et sublimes de l'homme, qui émanent
de la foi, de la doctrine et de l'attachement aux vérités
de ce monde, se caractérisent par leur généralité,
leur intégralité (c'est-à-dire qu'elles dépassent
le cadre de l'individualité) et leur transcendance par rapport au
matériel (c'est-à-dire qu'elles ne sont pas à but
lucratif ou intéressé).
Cette foi et cet attachement aux vérités sont à
leur tour le produit de certaines conceptions et de certaines visions générales
du monde et de la vie, conceptions et visions appartenant soit à
des apôtres et des prophètes, soit à des philosophes
qui voulaient répandre des pensées doctrinales sublimes.
Les aspirations humaines morales, sublimes et transcendantes par rapport
au niveau animal acquièrent l'appellation de "foi" lorsqu'elles
sont basées sur un fondement doctrinal et intellectuel.
Cela nous permet de conclure que la "science" et la "foi" sont à
la base de ce qui différencie l'homme de tous les autres êtres
vivants. Elles constituent également le fondement de "l'humanité"
de l'être humain.
On a beaucoup discuté de ce qui distingue l'homme de l'animal.
D'aucuns ont nié l'existence d'un facteur essentiel pouvant distinguer
l'homme des autres êtres vivants, en affirmant que la différence
entre les perceptions de l'homme et celles de l'animal est quantitative
ou, dans la meilleure des hypothèses, modèle, et non pas
essentielle, sans tenir compte de l'importance, de la grandeur et des prodiges
du savoir humain qui a capté l'attention de l'Orient et de l'Occident.
Les tenants de ce courant(1)
considèrent que l'homme, dans ses désirs et ses aspirations,
est identique à tous les animaux et que rien ne permet de l'en différencier.
D'autres estiment que ce qui différencie l'homme de l'animal
c'est la vie et que le premier est le seul des êtres vivants à
avoir une vie, alors que les autres n'ont ni sensibilité, ni désir,
ni plaisir, ni douleur et qu'ils représentent des appareils mobiles
ayant la forme d'êtres vivants.
Les partisans de ce courant(2)
définissent l'homme comme un "être vivant".
Etant donné que l'opinion des savants diverge quant à
ce qui distingue l'homme de tous les êtres vivants, elle diverge
également quant à la définition de l'homme. Les uns
dirent que l'homme est un animal engagé et responsable, libre et
électif, révolté, créatif, imaginatif, tendant
à l'ordre, aspirant à l'idéal, métaphysique...
et autres définitions représentant des points de vue contrastés
et traduisant la distinction de l'homme des autres êtres vivants.
Chacune de ces définitions est évidemment adéquate
dans son contexte, mais la définition du plus grand dénominateur
commun à toutes les différences essentielles entre l'homme
et l'animal est la suivante: l'homme est un animal "savant" et "croyant".
4- L'HOMME EST-IL UNE SUPERSTRUCTURE?
Nous avons dit que l'homme est une sorte d'animal et qu'il a beaucoup
de traits communs avec l'ensemble des êtres vivants. De même,
il possède des qualités essentielles qui l'en différencient.
Le fait que l'homme ait, dans certains aspects, des traits communs avec
les animaux et, dans d'autres aspects, des traits essentiels et propres
à lui qui l'en différencient, lui confère deux vies:
une vie humaine et une vie animale. En d'autres termes, une vie matérielle
et une vie culturelle.
Se pose ici la question du rapport entre ces deux vies: laquelle est
originale et laquelle est secondaire? Laquelle est essentielle et laquelle
en est le reflet? Laquelle représente l'infrastructure et laquelle
la suprastructure?
Ces interrogations se formulent aujourd'hui en sociologie de la façon
suivante: la force de production est-elle l'essentielle alors que les autres
forces sociales en sont les branches et le reflet? Les phénomènes
dans lesquels apparaît l'humanité de l'homme, tels que la
science, la philosophie, la littérature, la religion, la loi, l'art,
la morale... etc, sont-ils des manifestations de la réalité
économique?
Ces recherches sociologiques entraînent à leur tour une
recherche philosophique sur l'homme et son originalité.
En effet, une nouvelle théorie sur l'originalité de l'homme
est apparue: l'Humanisme.
Elle prétend que l'humanité de l'homme n'est absolument
pas originale, que l'originalité appartient seulement à son
animalité. Les partisans de cette théorie tiennent le même
discours que ceux qui nient l'existence de toute différence essentielle
entre l'homme et l'animal.
Cette théorie récuse l'originalité des penchants
humains, tels que le penchant à la vérité, à
la beauté, à Dieu etc, tout en refusant d'admettre le "réalisme"
de la vision que l'homme a du monde, car elle ne croit pas à une
vision objective réaliste et estime que toute vision est le reflet
d'un matérialisme particulier.
Il est curieux que les partisans de cette théorie, qui se disent
humanistes et humanitaristes, prêchent des pensées supprimant
l'humanité de l'homme.
La vérité est que la marche évolutive de l'homme
commence par l'animalité et traverse en les comprimant les étapes
de la transformation de l'être, de l'état animal à
l'état humain. Ce principe vaut aussi bien pour l'individu que pour
la société.
L'homme est, au début de son existence, un corps matériel
qui se transforme, grâce à son mouvement substantiel, en une
âme ou en une substance spirituelle. "L'âme de l'homme" naît,
se complète et atteint l'autonomie dans le corps.
L'animalité de l'homme est comme un nid ou une niche où
se "développe" et se perfectionne son humanité.
Plus l'être "complet"-conformément aux caracté-ristiques
du transformisme - se perfectionne, plus il tend à maîtriser
et à contrôler son environnement et à en être
indépendant; plus l'humanité de l'homme se complète
- au niveau individuel et social - et plus elle tend à être
indépendante et à contrôler ce qui l'entoure.
L'individu humain perfectionné est un être qui contrôle
plus ou moins les influences de son milieu extérieur et intérieur.
C'est un être libéré de la contrainte des penchants
intérieurs et des influences du milieu extérieur. Il est
attaché à la foi et à la doctrine.
La transformation évolutive de la société se déroule
de la même façon dans les structures économiques, alors
que ses aspects culturels et moraux en représentent l'âme
sociale.
De même qu'il y a influence mutuelle entre l'âme et le corps,
de même il y a influence réciproque entre les structures à
caractère moral et celles à caractère matériel.
De même que la marche évolutive de l'individu tend à
affirmer la liberté de l'âme, son indépendance et le
renforcement de sa domination, la marche évolutive de la société
suit un processus parallèle: c'est dire que la vie culturelle de
la société aura, au fur et à mesure que l'évolution
sociale progressera, plus d'indépendance vis-à-vis de la
vie matérielle et plus de contrôle sur elle.
L'homme de l'avenir sera donc un animal culturel et non un animal économique;
un homme de doctrine, de foi, d'engagement et non de ventre et de sexe.
Mais ceci ne signifie pas forcément que la société
humaine marche inévitablement et dans tous les pas qu'elle effectue,
d'une façon linéaire vers le perfectionnement des valeurs,
ni qu'elle franchisse, dans chacune des étapes de son existence,
un pas en progrès par rapport au précédent. Il est
possible que l'humanité traverse une phase sociale où la
courbe de son évolution "humaine" régresse. C'est justement
ce que l'on dit de l'humanité contemporaine, malgré tous
les progrès qu'elle a réalisés dans le domaine de
la technologie.
Ceci signifie plutôt que la ligne générale du mouvement
de l'humanité s'achemine matériellement et moralement vers
le développement, et c'est cela que nous entendons par "l'avenir
brillant de l'homme".
L'homme du passé n'avait, selon cette théorie, que peu
de chance de bénéficier des dons de son existence et des
dons de la nature; il vivait plutôt dans la captivité de la
nature et dans celle de son animalité; à l'avenir, il exploitera
ces dons; ce qui lui permettra de se libérer relativement des chaînes
de la nature et de ses penchants animaux et même d'y imposer son
contrôle.
Toujours selon cette théorie, l'humanité de l'homme n'est
pas considérée comme la conséquence ou le reflet de
son évolution matérielle, bien qu'elle se manifeste en même
temps qu'elle (cette évolution).
L'humanité de l'homme est une réalité originale,
indépendante, complète. Elle influence les aspects matériels
et est influencée par eux. Ce qui décide du sort définitif
de l'homme c'est le perfectionnement de son aspect humaniste originel et
non pas le perfectionnement des moyens de production.
Ce qui continue à se mouvoir et à développer toutes
les activités de la vie - y compris les moyens de production - c'est
le réalisme de l'humanité originale de l'homme et non pas
le contraire!
Chapitre 2:
LA SCIENCE ET LA FOI
1- LA RELATION
ENTRE LA SCIENCE ET LA FOI:
Nous avons expliqué dans les pages précédentes
la relation entre l'humanité de l'homme et son animalité,
c'est-à-dire la relation entre sa vie intellectuelle et spirituelle
et sa vie matérielle. Nous avons constaté que l'humanisme
est originel et indépendant chez l'homme et qu'il n'est pas un simple
reflet de sa vie animale.
Nous avons remarqué également que la science et la foi
sont deux piliers essentiels de l'humanité de l'homme. Dans ce chapitre
nous allons éclaircir la relation existant entre ces deux piliers
humains.
Des idées sont malheureusement apparues dans le monde chrétien
qui laissent croire à l'existence de contradictions entre la science
et la foi. Ces idées puisent leur existence dans les déviations(3)
de l'Ancien Testament qui dit:
«Et Dieu fit à l'homme ce commandement: "Tu peux manger
de tous les arbres du jardin. Mais de l'arbre de la connaissance du Bien
et du Mal tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu
mourras certainement"(4).
»Et d'ajouter: "Le serpent était le plus rusé
de tous les animaux des champs que Dieu avait faits. Il dit à la
femme: "Alors Dieu a dit: vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin!"
La femme répondit: "Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin,
mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: vous
n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas sous peine de mort". Le serpent
réplique à la femme: "Pas du tout! Vous ne mourrez pas! Mais
Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront
et vous serez comme des dieux, qui connaissent le Bien et le Mal". La femme
constata que l'arbre était bon à manger, beau à voir
et désirable pour l'acquisition de l'entendement. Elle en cueillit
quelques fruits dont elle mangea un peu. Elle en donna aussi à son
mari, qui était avec elle, et il mangea. Alors leurs yeux s'ouvrirent
et ils connurent qu'ils étaient nus: ils cousirent des feuilles
de figuier et se firent des pagnes"(5).
Sur ce, Dieu dit: "Voilà que l'homme est devenu l'un de nous, pour
connaître le Bien et le Mal! Qu'il n'étende pas maintenant
la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et ne vive pour
toujours"(6).
Selon cette conception donc, l'arbre interdit n'est autre que celui
du savoir; l'ordre de Dieu - la religion - exigea que l'homme ne s'approchât
pas de cet arbre; lorsque l'homme désobéit et devint con-naisseur,
il fut chassé du paradis!
Tous les mauvais conseils que l'homme reçoit ont ainsi trait
à la connaissance. De là, Satan - le mauvais conseilleur
- ne serait autre, selon l'Ancien Testament, que la raison elle-même.
Le Musulman ne peut que s'étonner d'entendre de telles assertions
car le Coran lui a appris que Dieu avait enseigné à Adam
tous les Attributs (donc les Vérités) et qu'IL a demandé
aux Anges de se prosterner devant lui (Adam), que ces derniers se sont
exécutés, à l'exception d'Iblis qui a désobéi,
refusant de se prosterner devant Adam, connaisseur des Vérités.
Il s'étonne car la Sunna lui a appris que l'arbre interdit est
le symbole de la culpabilité, de la convoitise et de tous les défauts
liés à l'animalité de l'homme, et non à son
humanité, et que Satan, le mauvais conseilleur, le pousse toujours
vers tout ce qui est contraire à la raison et lié au caprice
de son animalité. Or, c'est celle-ci, et non la raison, qui, dans
l'existence humaine, représente la force satanique.
Oui, l'homme musulman, imprégné de ces conceptions, s'étonne
lorsqu'il entend ce qui est dit dans la Genèse.
On peut, à partir de là, comprendre la cause de la division
de l'histoire de la civilisation européenne durant les 25 derniers
siècles en deux ères distinctes: l'ère de la foi et
celle de la science, et la raison de l'existence d'une contradiction, dans
l'esprit de l'Européen, entre la science et la foi. Cette division
et cette contradiction n'ont pas d'équivalent dans l'histoire de
la civilisation islamique dont se dégagent deux époques où
la foi et la science font route commune vers le progrès et la décadence:
1)- L'époque de l'épanouissement de la foi et de la science;
2)- L'époque de la décadence de la foi et de la science.
Le Musulman doit donc être très prudent vis-à-vis
de la conception européenne de la relation entre la science et la
foi et prendre garde de tomber dans l'imitation aveugle de cette conception
qui pourrait porter le plus grand tort à la science et à
la foi.
Cela dit, il nous faut à présent traiter de cette question
d'une façon plus approfondie et examiner les fondements de l'allégation
selon laquelle il y aurait une opposition entre la science et la foi, en
commençant par répondre à la question suivante: la
vie humaine est-elle constamment condamnée à subir deux sortes
de malheur: celui de la misère et celui de l'incroyance?
Notons d'abord que toue foi se fonde forcément sur une vision
particulière de l'univers et de la vie - comme nous allons l'expliquer
dans les chapitres prochains - et que cette vision s'oppose parfois aux
fondements de la science et de la logique, ce qui ne fait pas l'objet de
la présente étude. Ce que nous voulons étudier ici
c'est la vision qui, d'une part, peut être soutenue par la science
et la logique et qui, d'autre part, reconstitue la base solide d'une foi
inspirant le bonheur.
Si nous parvenons à prouver l'existence de cette vision nous
aurons répondu à la question que nous avons soulevée
tout à l'heure.
On peut étudier la relation entre la science et la foi sur deux
plans:
1)- Etudier la possibilité de l'existence d'une conception de
l'univers et de la vie soutenue par la science et la logique, d'une part,
et caractérisée par la foi et le finalisme, d'autre part,
et c'est ce dont nous traiterons dans le Chapitre de "La Conception".
2)- Etudier l'influence de la science et l'influence de la foi sur l'homme;
savoir à quel point il y a opposition ou concordance entre ces deux
influences.
A notre avis, la relation entre la science et la foi est une relation
de complémentarité; c'est-à-dire que l'une complète
l'autre.
Ainsi:
- la science nous confère la force et nous éclaire le
chemin tandis que la foi fait naître dans nos coeurs l'espérance
et l'enthousiasme;
- la science permet de fabriquer la machine, la foi dessine l'objectif
de celle-ci;
- la science pousse à la vitesse, la foi détermine la
direction;
- la science est la force, la foi est une volonté saine;
- la science découvre ce qui existe, la foi ce qu'il faut faire;
- la science est une révolution extérieure, la foi une
révolution intérieure;
- la science transforme le monde en un monde humain, la foi le dote
d'une âme humaine;
- la science élargit horizontalement le cadre de l'existence
de l'homme, la foi rehausse verticalement le niveau de cette existence;
- la science fait la nature, la foi fait l'homme;
- la science et la foi confèrent toutes deux la force à
l'homme, mais alors que la première lui confère une force
"séparée", la foi lui confère une force "reliée";
- la science est une beauté, la foi aussi. Mais la première
est la beauté de la raison, la seconde est celle de l'âme.
La première est la beauté de la pensée, la seconde,
celle des sentiments;
- la science et la foi sont toutes deux sécurisantes, mais la
science est la sécurité extérieure et la foi, la sécurité
intérieure;
- la science protège l'homme des maladies du corps et des désastres
naturels, la foi le prévient des maladies et des complexes psychologiques;
- la science concilie le savoir et l'homme, la foi concilie l'homme
et son âme.
Le besoin de l'homme en science et en foi en même temps a capté
l'attention des penseurs. Muhammad Iqbal al-Lahour dit à ce propos:
"L'humanité a besoin de trois choses aujourd'hui: une explication
spirituelle du monde, une liberté spirituelle de l'être humain,
des principes fondamentaux ayant une influence internationale qui, sur
une base spirituelle, pousse la marche de l'humanité.
"Il ne fait pas de doute que l'Europe moderne a réussi à
fonder des centres intellectuels idéaux. Mais l'expérience
a prouvé que toute vérité qui résulte uniquement
de la raison ne peut comporter la chaleur d'une foi vivante qui ne saurait
émaner que de l'inspiration personnelle; c'est ce qui explique pourquoi
la raison pure n'a pas exercé une influence notable sur le genre
humain, alors que la religion a toujours constitué un facteur de
l'élévation des individus et de la transformation des sociétés
humaines.
"L'idéalisme de l'Europe n'a pas pénétré,
comme facteur actif, dans la vie sociale. Cela a favorisé l'apparition
d'un type d'homme indécis devant les démocraties contradictoires,
et toujours à la recherche de son identité, puisque ces démocraties
ont tendance à exploiter les pauvres au profit des riches.
"Aujourd'hui, alors que l'Europe constitue le plus grand obstacle au
progrès de l'éthique humaine, le monde islamique possède
une pensée et une croyance sublimes et intégrales, fondées
sur la révélation. Elles jaillissent des profondeurs de la
vie pour orner les apparences de celle-ci d'une qualité intime.
"Le Musulman croit dogmatiquement au fondement spirituel de la vie et
il est prêt à se sacrifier généralement pour
cette croyance"(7).
Will Durant, le célèbre auteur de "L'Histoire de la Civilisation"
dit (bien qu'il ne soit pas pratiquant):
"Le monde moderne de la machine diffère de l'ancien monde seulement
par les moyens, et point par les buts (...). Que dirons-nous si tous nos
développements s'orientaient vers la réforme des méthodes
et des moyens et se détournaient de la réforme des buts et
des objectifs"(8).
Et d'ajouter: "La richesse est une source de surmenage, la raison et
la sagesse constituent une lumière pâle et froide, alors que
l'amour, c'est lui qui, d'une façon inexprimable, donne de la chaleur
au coeur"(9).
La plupart des penseurs se sont rendus compte aujourd'hui que la science
est incapable de créer l'homme, que l'éducation purement
scientifique fabrique un demi-homme et non un homme complet, un homme fort
et puissant, et non pas vertueux.
Personne de nos jours n'ignore que l'ère de la pure science est
finie, que les sociétés sont menacées d'un vide spirituel
et que pour remplir ce vide, d'aucuns recourent à la philosophie
pure, d'autres se réfugient dans la littérature, l'art et
les sciences humaines.
En Iran, il y a eu (avant la victoire de la Révolution Islamique)
des tentatives de remplir ce vide par la littérature mystique, telle
celle de Mawali, de Sa'adi et de Hafèz. Les artisans de ces tentatives
ont oublié que les littératures de ces mystiques puisaient
leur âme et leur attrait dans la religion.
L'âme humaine, dans ces littératures, était l'âme
islamique. De là, leur attrait. La preuve en est l'absence, dans
certaines productions littéraires contemporaines qui se détachent
de la religion, de toute âme et de toute vie, bien qu'elles prétendent
être humaniste.
Le contenu humain de la littérature mystique persane émane
d'une conception spécifique de l'univers et de la vie, en l'occurrence
la conception islamique. Si nous dépouillons ces merveilles littéraires
de leur âme islamique, elles se transforment en un corps sans âme.
Will Durant est de ceux qui ont senti ce vide spirituel, aussi a-t-il
proposé de le combler par la littérature et la philosophie,
déclarant:
"Le plus grand mal qui a frappé nos écoles et nos universités
vient de la théorie éducative de Spencer, laquelle a défini
l'éducation comme une adaptation de l'homme à son milieu
environnant.
"Cette définition mécanique et sans âme a pour point
de départ la philosophie de «la supériorité
de la mécanique», alors que l'esprit créatif et l'âme
créative sont réfractaires à cette définition...
"Il en est résulté que nos écoles sont chargées
de sciences mécaniques et dépourvues de littérature,
d'histoire, de philosophie et d'art, dont on dit qu'ils sont inutiles...
"L'éducation qui se limite à la science n'engendre que
la machine et aliène l'homme de la beauté et de la sagesse.
Il aurait été préférable au monde que Spencer
n'eût écrit aucun livre"(10).
Will Durant reconnaît que le vide qui prévaut est un vide
de foi, un vide de finalité, un vide de dessein, de but et d'objectifs,
qui conduit à l'absurde. Il est étrange qu'il croie, malgré
cela, que ce vide peut être comblé par n'importe lequel des
sujets spirituels et moraux, même si ces sujets ne dépassent
pas les limites de la faculté imaginative.
Il pense que s'occuper de l'histoire, de l'art, de la beauté
et de la musique suffit à combler ce vide qui puise son existence
dans la nature humaine, cette nature qui tend vers des buts sublimes et
la perfection humaine.
2- LA RUPTURE
ENTRE LA SCIENCE ET LA FOI:
Nous avons déjà noté que la science et la foi ne
se contredisent pas. Mieux, nous pouvons affirmer qu'elles se complètent
également.
Une question pourrait ici se poser: l'une peut-elle remplacer l'autre?
Nous avons répondu dans une grande mesure à cette question
lorsque nous avons abordé les rôles de la science et de la
foi. En effet, la science ne peut remplacer la foi, car celle-ci crée
l'enthousiasme et l'espérance, élève le niveau de
nos aspirations, transforme nos objectifs fondés naturelle-ment
sur l'individualisme et l'égoïsme en des objectifs fondés
sur l'amour, la spiritualité, la morale, et change notre contenu
intérieur. De même, la foi ne peut suppléer la science
car celle-ci nous fait découvrir la nature et ses lois, et elle
nous fait connaître nous-mêmes.
Les expériences historiques confirment que la rupture entre la
science et la foi a causé le plus grand préjudice à
l'humanité. L'homme doit nécessaire-ment avoir la foi à
la lumière de la science, car celle-ci immunise cette foi contre
la pollution des superstitions.
La séparation entre la science et la foi conduit cette dernière
au figement, à la stagnation et au fanatisme aveugle.
Là où le terrain est dépouillé de la science
et du savoir, les croyants ignorants deviennent un jouet dans les mains
des hypocrites chevronnés. L'exemple en est les Kharijites et leurs
semblables à travers différentes époques islamiques.
La science, si elle n'est pas doublée de la foi, est comme une
épée entre les mains d'un sot téméraire, comme
une lampe à la disposition d'un voleur qui s'en sert pour augmenter
son butin lors d'un vol.
La nature du comportement des incroyants est toujours la même
et ne diffère pas selon les époques. Les incroyants restent,
en effet, les mêmes: ceux de notre époque - l'époque
de la science - sont comme ceux des époques écoulées.
C'est pourquoi on ne constate pas de différence entre des hommes
contemporains comme Churchill, Johnson, Nixon, Staline et des hommes passés
tels que Pharaon et Gengis Khan.
Peut-être objectera-t-on que la science est une force et une bonne
orientation qui ne se limite pas au monde extérieur mais éclaire
aussi notre monde intérieur, et qu'elle peut, par conséquent,
changer notre contenu intérieur, recréer le monde et l'homme
et jouer ainsi, outre son propre rôle: un rôle de foi.
Cette objection est valable, mais la capacité et la force de
la science sont celles d'une machine et dépendent de la volonté
et des directives de l'homme. Celui-ci peut, en effet, en se servant de
la science, faire mieux dans tous les domaines. De là, la science
est le meilleur secours de l'homme dans la réalisation de ses buts.
Il reste le problème des buts que la science, malgré tous
ses développements et découvertes, ne peut changer.
L'homme possède, d'une façon infuse, des propriétés
animales; quant aux qualités humaines, il les acquiert. C'est dire
que les dispositions humaines apparaissent chez l'homme progressivement,
grâce à la foi.
L'homme est poussé par sa nature à la réalisation
de ses buts animaux et à la satisfaction de ses désirs personnels
et individuels. Il utilise, dans cette voie, tous les outils, y compris
l'outil de la science. De là l'impuissance de cet outil à
changer la marche de l'homme et à élever ses aspirations.
L'homme a besoin d'une force qui fasse se mouvoir les énergies
humaines latentes, déclenche une révolution au plus profond
de lui, et l'oriente dans une nouvelle direction. Un tel changement ne
peut se faire que par la foi en quelques valeurs et par la pénétration
de ces valeurs. Celles-ci sont le produit des tendances sublimes de l'homme,
tendances qui émanent à leur tour d'une vision spécifique
du monde et de la vie. Cette vision ne peut être engendrée
ni par les laboratoires, ni par le contenu des syllogismes et des inductions.
C'est ce que nous allons voir plus loin.
La séparation entre la science et la foi a beaucoup nui à
l'humanité. C'est du moins ce que l'histoire nous apprend et ce
que nous constatons dans notre monde actuel.
Lorsque la foi prévalut sans la science, les efforts humains
s'orientèrent vers des questions stériles et conduisirent
parfois au figement, au fanatisme, à la fossilisation et à
des conflits banals et destructifs. L'histoire nous en offre de nombreux
exemples.
De même, lorsque la science se développa loin de la foi,
les énergies scientifiques s'orientèrent vers la satisfaction
des sentiments de vanité, d'orgueil, et tendirent à l'hégémonisme,
à l'exploitation, à la colonisation, à la ruse et
à la tromperie. Les deux ou trois derniers siècles pourraient
être considérés comme les époques du culte de
la science et de l'éloignement de la foi.
Beaucoup de savants se sont imaginés, à un moment donné,
que tous les problèmes de l'humanité pourraient être
résolus par la baguette magique de la science. Mais l'expérience
aboutit à un tout autre résultat. Ainsi, aujourd'hui, il
ne se trouve pas un savant qui nie que l'homme ait besoin d'une sorte de
foi, extérieure à la science, même s'il ne s'agit pas
d'une foi religieuse.
Bertrand Russell, bien qu'il fût de tendance matérialiste,
a écrit: "Le travail qui vise seulement un but lucratif ne mènent
pas à un résultat utile, il faut effectuer un travail qui
comporte la "foi" en quelqu'un, en une doctrine ou en un but"(11).
Les matérialistes, eux aussi, sont aujourd'hui obligés
de prétendre qu'ils sont matérialistes sur le plan philosophique
et idéalistes sur le plan moral, c'est-à-dire qu'ils sont
matérialistes au niveau de la théorie et spiritualistes au
niveau de l'action et du but(12).
Comment peut-on être matérialiste au niveau de l'idée
et spiritualiste au niveau de l'action ou du but? C'est aux matérialistes
eux-mêmes d'y répondre.
Georges Sartin, le savant qui s'est illustré par son célèbre
livre "L'Histoire de la Science", affirme l'impuissance de la science à
créer des relations humaines entre les hommes et confirme le besoin
qu'a l'homme de motivations doctrinales. Il dit à ce propos: "La
science a réalisé des triomphes grandioses et merveilleux
dans quelques domaines, mais nous nous trompons encore dans quelques domaines
- tels que la politique intérieure et internationale - relatifs
aux rapports inter-humains"(13).
Georges Sartin affirme aussi que l'homme a besoin d'une foi religieuse
et du trio art-religion-science, et dit: "L'art dévoile la beauté;
de là, il est une source de bonheur. La religion incite à
l'amour..., la science traite avec le vrai, la vérité, la
raison et conduit à la sagesse du genre humain (...). Nous avons
besoin de ces trois éléments: l'art, la religion et la science.
La science, dans sa forme absolue, est nécessaire à la vie,
mais elle n'est absolument pas nécessaire toute seule"(14).
Chapitre 3:
LA FOI RELIGIEUSE
Nous avons appris de ce qui précède que l'homme ne peut
mener une vie saine ou offrir à l'humanité une oeuvre utile
et fructueuse que s'il est armé d'idéaux et de buts sublimes
et de foi.
S'il perd les idéaux et la foi, il plonge dans l'égoïsme
et ne pourra sortir de la coquille de ses intérêts égoïstes,
ou bien il se transforme en un être perplexe, désemparé,
ne connaissant pas son rôle dans la vie et ne sachant pas prendre
l'attitude qui s'impose vis-à-vis des questions morales et sociales.
L'homme croyant et finaliste a une position claire et précise
devant ces questions, tandis que l'homme non finaliste demeure devant elles
hésitant et indécis, emporté de tous côtés
par tous les vents. Il n'y a dans son comportement ni harmonie, ni équilibre.
Oui, la nécessité d'être engagé dans une
école de pensée est une question indiscutable. Mais ce qu'il
faut souligner, c'est que la foi religieuse est la seule à pouvoir
créer l'homme "croyant" réaliste.
La foi religieuse est en mesure de faire fondre dans son creuset tout
l'égoïsme et tout l'égocentrisme, et de susciter chez
l'homme une sorte de culte et de soumission, de sorte qu'il n'hésite
pas à respecter toutes les lignes, les grandes et les moins grandes,
du principe. De même, le principe devient chez l'homme une chose
chère et chérie qu'il défend avec jalousie et esprit
de protection. Sans ce principe, la vie devient chez lui vide et banalité.
La foi religieuse pousse l'homme à déployer des efforts
dans une direction qui peut être en rapport avec ses penchants naturels.
Aussi peut-il se sacrifier sur le chemin de sa foi. Ceci ne se produit
que si le principe revêt un caractère sacré et finaliste
et impose sa souveraineté totale sur l'existence de l'homme. La
force religieuse est seule capable d'assigner aux prin-cipes un caractère
sacré et de les imposer à l'homme.
Certains groupes humains se révoltent parfois contre l'injustice
et la tyrannie et sacrifient, sur la voie de leur révolution, leurs
biens et leur vie; mais ce qui les anime dans cette entreprise, ce sont
des complexes, la haine et l'esprit de vengeance, et non point un principe
ou une doctrine religieuse. C'est ce à quoi nous assistons dans
différentes régions du monde.
Lorsque la doctrine religieuse est proposée à la révolution,
les principes acquièrent un caractère sacré et les
sacrifices sont offerts volontairement et d'une façon naturelle.
La différence est grandie entre une action qui est accomplie
par un libre choix et une autre qui est accomplie sous l'effort de complexes
et de pressions psychologiques, c'est-à-dire conséquemment
à une "explosion".
D'un autre côté, l'homme matérialiste, c'est-à-dire
celui qui fonde sa conception de la vie sur le matérialisme et limite
la réalité aux choses sensibles, voit une opposition entre
toute tendance doctrinale finaliste et la réalité de ses
relations sensorielles avec le monde.
La conception sensualiste engendre le subjectivisme et non un esprit
doctrinal; et si celui-ci ne concorde pas avec la conception en question,
il ne serait plus que fiction et imagination.
La foi religieuse est un lien amical entre l'homme et le monde, une
harmonisation entre l'homme et l'orientation générale du
monde; tandis que la conception matérialiste est une séparation
entre l'univers et l'édification d'un monde imaginaire que le monde
extérieur rejette.
La foi religieuse ne se limite pas à imposer quelques devoirs
à l'homme, malgré ses penchants naturels, mais elle change
la vision que l'homme a du monde, elle ajoute à la structure du
monde des éléments autres que les éléments
sensibles et elle transforme le monde mécanique, matérialiste,
sec et froid en un monde doté d'une âme, d'un esprit et d'une
conscience.
La foi religieuse change la vision qu'a l'homme de l'univers et de la
vie.
William James, philosophe et psychologue américain du début
du XXème siècle, écrit: "La pensée religieuse
ne nous présente pas seulement le monde matériel dans un
aspect changeant, mais elle intègre dans la structure de ce monde
des éléments qui s'ajoutent à ceux que l'homme matérialiste
perçoit"(15). Il
existe, en outre, dans la nature de tous les êtres humains, un penchant
vers les vérités sacrées qui méritent le culte.
L'homme est le centre d'un groupe de penchants et de dispositions immatériels
qui peuvent être éduqués et développés.
Les penchants spirituels et moraux ne sont dus ni à l'acquisition,
ni à l'apprentissage. C'est une vérité que tout le
monde soutient.
William James dit encore: "Bien que le motif ou le moteur de nos désirs
se meuve dans ce monde, nos penchants et nos expériences sont animés
dans la métaphysique, car ils ne compatissent pas avec les calculs
matérialistes"(16).
L'existence de ces penchants impose qu'on les éduque. S'ils ne
sont pas éduqués convenablement, ni exploités correctement,
ils suivent un cheminement dévié et provoquent des dégâts
considérables, comme cela se voit dans les milieux de ceux qui pratiquent
le culte des idoles, de la personnalité, de la nature..., et tout
autre culte.
Erich Fromm dit: "Personne ne se passe de la religion et du cadre qui
détermine la direction et le sujet de ses propres penchants. Il
se peut que l'individu qui a puisé ses croyances dans des sources
irréligieuses ne leur donne pas le nom de religion; il se peut aussi
qu'il se croie irréligieux et qu'il considère que son attachement
à des buts qui paraissent irréligieux - tels que le pouvoir,
l'argent et le succès - est le signe de son attachement à
des questions d'ordre pratique et d'intérêts personnels (...)
Il ne s'agit pas de savoir si l'homme est religieux ou irréligieux,
mais de déterminer le type de religion à laquelle il croit"(17).
Ce psychologue entend par là que l'homme ne peut vivre sans vénération
ni adoration. S'il n'adore pas Dieu, l'Unique, l'Un, il s'oriente vers
l'adoration d'autres choses qu'il considère comme la vérité
sublime et dont il fait l'objet de sa croyance.
Les êtres humains sont donc tenus d'avoir une pensée, un
but et une foi. La foi religieuse est la seule capable de soumettre l'homme
à sa réelle influence. L'homme, d'un autre côté,
cherche, de par sa nature, un objet d'adoration et de vénération.
De tout cela nous déduisons que la seule voie se limite au renforcement
de la foi religieuse.
Le Coran nous dit que la foi religieuse coor-donne l'homme à
l'univers:
"Que désirent-ils d'autre que la religion de Dieu? Alors que
se soumet à Lui tout ce qui est dans les Cieux et la Terre".
(Coran: III, 83)
et qu'elle fait partie de la nature humaine:
"Pour la religion, donc, debout ton visage, en sincérité,
selon la nature dont Dieu a fait la nature des hommes". (Coran: XXX,
30)
1- LES EFFETS ET
LES UTILITÉS DE LA FOI:
Ce qui précède nous a permis de percevoir d'une façon
relative les effets de la foi religieuse: il convient de les aborder maintenant
indépendamment afin de mieux connaître les utilités
de cette structure fondamentale et précieuse de la vie.
Tolstoï écrit: "La foi est la chose avec laquelle vivent
les hommes".
Le sage Nacir Khosraw Al-Alawi déclare les vers suivants à
l'adresse de son fils:
"J'ai tourné le dos à ce bas monde pour me réfugier
dans la religion. Car sans religion, la vie est comme une prison. Je possède
dans mon coeur une fortune; la religion m'en a fait don, Elle y restera
- Ô mon fils! - éternellement et tiendra bon".
La foi religieuse a beaucoup d'effets psychologiques et sociaux que
nous allons expliquer ci-après.
A- Les effets psychologiques:
La foi religieuse a de grands effets sur le plan psychologique. En voici
quelques-uns:
a)- Optimisme: optimisme relatif au monde, à l'univers
et à l'existence. La foi religieuse inculque à l'homme une
vision particulière de l'univers et de l'existence. Cette vision
se résume en ceci que la nature est finaliste, qu'elle tend au bien,
au bonheur et à la perfection. Il est donc naturel que la vision
que l'homme croyant et pratiquant a de l'ordre, de l'existence et de ses
lois devienne optimiste.
La position de l'homme croyant dans le monde de l'existence est celle
de quelqu'un qui croit à la justice des systèmes et des lois
en vigueur dans son pays(18)
ainsi qu'à la compétence des responsables, qui estime que
les occasions du développement et du progrès sont offertes
à tous, et qui pense que la responsabilité de tout retard
et de tout sous-développement est due à la négligence
et à la naïveté des gens comme lui. Cet homme assume
donc lui-même la responsabilité de son retard et de sons sous-développement
et ne la rejette pas sur les règlements et les lois de son pays.
S'il constate un défaut, il s'en blâme et en blâme ses
semblables qui n'auraient pas assumé leur responsabilité.
Une telle façon de penser suscite chez l'homme un nouvel élan
et le pousse à se mouvoir avec espoir et optimisme.
Quant à l'homme incroyant, il vit dans ce monde comme quelqu'un
qui croit à l'injustice et à la corruption des lois et des
règlements en vigueur dans son pays(19)
et qui s'estime contraint de s'y soumettre. Un tel individu se sent toujours
plein de complexes et d'animosité. Il ne pense jamais à se
réformer, car il n'en voit pas l'utilité. Il se meut comme
une goutte perdue dans une mer emplie d'injustice et de tyrannie.
Cet homme n'éprouve pas de plaisir dans ce monde qui représente
pour lui une prison terrible.
Le Coran dit à ce propos:
"Et quiconque esquive Mon rappel, alors, oui, à lui la vie
à l'étroit". (Coran: XX, 124)
C'est la foi qui élimine l'état de gêne dans lequel
nous vivons et qui élargit les horizons de notre vision de la vie.
b)- L'ouverture: l'homme croyant voit le monde éclairé
par lumière de son Seigneur. Aussi la lumière brille-t-elle
au plus profond de lui ainsi que de son âme, et celle-ci s'ouvre-t-elle
à la vérité, contrairement à l'homme dépouillé
de foi qui voit le monde vide, banal, obscur, insensible et imper-ceptible
et qui vit par conséquent enfermé sur lui-même et dans
le pessimisme.
c)- L'espoir: l'homme croyant ne perd pas l'espoir de voir aboutir
ses bonnes oeuvres, tandis que l'homme matérialiste considère
que l'univers ne juge pas entre les justices et les injustices, qu'il ne
distingue pas ceux qui suivent le chemin de la justice et de la droiture
de ceux qui sont engagés sur la voie de l'injustice et de la déviation.
Pour lui, le résultat d'un travail, d'une action, est lié
à la quantité d'efforts déployés; ce qui n'est
pas le cas du croyant, lequel ne croit pas à la neutralité
du monde entre ces deux alternatives et pense au contraire que l'appareil
de la création se range du côté de ceux qui marchent
dans le sentier du bien, du vrai et de la justice:
"Ô les croyants! Si vous secourez Dieu, IL vous secourra".
(Coran: XLVII, 7)
"Car Dieu vraiment ne laisse pas perdre le salaire des gens bienfaisants".
(Coran: XI, 115)
d)- La tranquillité: l'homme est naturellement porté
à rechercher le bonheur. S'il l'obtient, il saute de joie. Mais
si un avenir sombre et de privations se dessine devant lui, il tremble
de peur et éprouve de l'inquiétude et des troubles.
Deux facteurs suscitent le bonheur de l'homme:
1) l'effort et la persévérance
2) la quiétude des circonstances du milieu
Le succès d'un élève dépend, par exemple,
de deux choses: ses efforts et les conditions de l'école: l'encouragement
des responsables et l'intérêt qu'ils portent à l'élève.
Si l'élève studieux perd confiance dans l'école où
il étudie, dans l'instituteur qui décidera de son sort à
la fin de l'année et dans le traitement qu'il reçoit des
responsables, il sera troublé et angoissé tout au long de
l'année.
L'homme est lucide, clairvoyant vis-à-vis de lui-même.
Il n'éprouve pas d'angoisse quant à sa personne, car l'angoisse
provient du doute et de l'hésitation, or l'individu n'a ni doute
ni hésitation liés à sa personne.
Ce sont les comportements du monde qui suscitent l'inquiétude
et les troubles de l'homme, lequel ne connaît pas l'attitude de ce
monde envers lui.
La bonne action et la persévérance sur la voie du Bon
Droit sont-elles utiles? L'effort, l'action et l'acceptation de la responsabilité
sont-ils fructueux?
Ce sont des questions qui s'imposent à l'homme et provoquent
chez lui des troubles et des angoisses profonds.
Dans l'optique de la foi religieuse, l'homme et le monde sont les deux
parties d'une transaction.
Cette façon de voir suscite chez l'homme la confiance dans le
monde, efface l'inquiétude et le trouble engendrés par son
ignorance et l'attitude du monde à son égard, et les transforme
en paix et tranquillité.
e)- La jouissance des plaisirs moraux: l'homme éprouve
deux sortes de plaisirs:
1) des plaisirs déclenchés par le contact de l'un des
sens de l'homme avec le monde extérieur, tel que le plaisir de la
vue par l'oeil, de l'ouïe par l'oreille, du goût par la bouche,
du tact par le toucher.
2) des plaisirs ayant trait à l'âme et au for intérieur
et n'émanant pas d'un contact avec le monde extérieur, tels
que le plaisir que procurent un service rendu, une action de bienfaisance,
l'amour et le respect, le succès obtenu par soi-même ou par
un proche... Ce sont là des plaisirs qui ne proviennent pas d'un
sens quelconque et ne dépendent pas d'un facteur matériel
extérieur direct.
Les plaisirs moraux sont plus profonds et plus enracinés que
les plaisirs matériels. Le plaisir d'adorer Dieu et de communiquer
avec Lui fait partie de cette sorte de plaisirs qu'éprouve l'homme
spirituel et croyant.
Les serviteurs spirituels et croyants qui doublent leur adoration de
soumission(20), de méditation
et d'affection obtiennent, par cette adoration, les plus grands plaisirs.
Ces plaisirs sont exprimés dans les textes religieux par les
vocables: "goût de la foi", "douceur de la foi".
Il y a dans la foi une douceur inégalable. Les plaisirs spirituels,
tels que le plaisir d'apprendre la science, de faire oeuvre de bienfaisance,
de rendre service, de réussir, croissent et se multiplient lorsqu'ils
émanent d'un sentiment religieux qui vise à obtenir la satisfaction
de Dieu et revêt un caractère "cultuel".
f- L'esprit de résistance: la vie des êtres humains
comprend, outre la joie, les plaisirs et les succès, des difficultés,
des douleurs, des échecs et des malheurs. Beaucoup des manifestations
de l'amertume de la vie peuvent être évitées si l'on
parvient à consentir plus d'efforts, plus de peines.
L'homme est évidement porté à affronter l'aspect
amer de la nature et à le transformer en douceur; mais certaines
manifestations de cette amertume ne peuvent être évitées
ni éliminées - telle que la vieillesse - car l'individu est
condamné, qu'il le veuille ou non, à s'acheminer vers la
vieillesse. Sa vie se rétrécit progressivement et les signes
de la vieillesse inexorablement s'y dessinent. De même, l'idée
de mourir, d'abandonner la vie, de tout laisser aux autres, attriste l'homme.
La foi religieuse suscite chez l'homme l'esprit de résistance
et transforme l'amertume en plaisir. L'homme croyant sait que toute chose
dans ce monde a un compte à rendre et que Dieu panse toute "blessure"
que subit l'homme, si l'attitude de celui-ci devant cette "blessure" est
digne.
La vieillesse, aux yeux du croyant, n'est pas un prélude de la
fin de l'existence de l'homme. Aussi celui-ci remplit-il son temps libre
par la culture et le plaisir d'invoquer Dieu. De là proviennent,
pour le croyant, les délices et les beautés de l'étape
de la vieillesse. Celle-ci pourrait même être, chez les pieux,
plus agréable que l'étape de la jeunesse.
Le croyant regarde la mort d'une façon différente de celle
de l'incroyant, car il ne la considère pas comme un anéantissement
ou une annihilation, mais comme le transfert d'une vie éphémère
et mortelle vers une vie durable et éternelle, d'un monde petit
vers un monde plus grand, d'une vie de travail et de plantation vers une
vie de récolte et de cueillette.
Pour cela, en vue d'effacer l'inquiétude de la mort, le croyant
oeuvre en suivant une voie fructueuse et constructive ou, selon l'expression
coranique, une voie de "la bonne action".
Les psychologues sont unanimes à reconnaître que la plupart
des maladies psychologiques émanant des tourments spirituels et
des calvaires de la vie sévissent parmi les incroyants. Les croyants,
par contre, sont immunisés contre ces maladies proportionnellement
à la force de leur foi.
2- Le
rôle de la foi sur le plan des relations sociales:
L'homme, ainsi que certains êtres vivants, est naturellement sociable.
L'individu ne peut à lui seul satisfaire ses propres besoins. La
vie ne peut se maintenir normalement que sous forme d'une "société"
dans laquelle les devoirs et les droits sont répartis entre les
individus. Ce qui, dans cette vie sociale, différencie l'homme des
autres êtres vivants sociables - tels que les abeilles - c'est que
ces derniers ont un penchant instinctif et naturel à une vie organisée
dans laquelle les tâches et les devoirs de chaque individu sont instinctivement
impartis et ne peuvent faire l'objet de contestation ou de révolte,
alors que l'homme est un être libre, ayant la possibilité
de choisir, et doté du libre arbitre. Il accomplit librement ses
actes en tant que "devoir" et "mission". En d'autres termes, les autres
êtres vivants ont des besoins sociaux instinctifs, tandis que l'homme
a des besoins sociaux qui ne sont pas soumis à l'instinct.
Les instincts sociaux de l'homme existent sous forme de "penchants"
que l'on peut dompter par l'éducation et l'apprivoisement.
La vie sociale saine est celle dans laquelle les individus respectent
les lois, les règlements et les droits mutuels; vénèrent
la justice; se traitent les uns et les autres amicalement; aiment et détestent
pour les autres ce qu'ils aiment et détestent pour eux-mêmes;
ont confiance les uns et les autres - confiance qui découle des
qualités qu'ils possèdent -; éprouvent tous un sentiment
de responsabilité sociale; observent tous, en public et en privé,
une attitude de crainte (de Dieu) et de chasteté; se rendent service
mutuellement; se soulèvent tous contre la tyrannie et l'injustice;
s'opposent aux corrupteurs et aux injustes; respectent les valeurs morales;
vivent soudés, solidaires et unis, comme un seul corps.
Là apparaît le rôle de la foi religieuse en tant
que facteur inégalable de respect du bon droit, de vénération
de la justice, de rapprochement de la piété et de la chasteté
au plus profond de l'homme, de soutien des valeurs morales, de développement
du courage face à l'injustice, de solidarité, de cohésion
et d'union.
Les groupes humains qui, sur la scène de l'histoire, se sont
détachés par leur sublimation humaine ont été
élevés dans le cadre des sentiments religieux.
Chapitre 4:
LA DOCTRINE ET L'IDÉOLOGIE
Quelle est la définition de la doctrine ou de l'idéologie?
Quelle est la nécessité qui impose à l'homme, en
sa qualité d'individu ou de membre de la société,
de s'attacher à une doctrine particulière et de croire à
une idéologie particulière?
L'existence de la doctrine est-elle nécessaire à l'individu
et à la société? Pour répondre à ces
questions, il nous faut commencer par une introduction.
Les activités de l'homme sont de deux types:
- activités de plaisir (plaisantes, épicuriennes)
- activités de raison (rationnelles)
Les activités de plaisir sont celles que l'homme accomplit sous
l'influence directe de l'instinct, de la nature ou de l'habitude - en tant
que nature secondaire - en vue de se procurer du plaisir ou de se débarrasser
d'une douleur. On en trouve l'exemple quand l'homme recourt à l'eau
lorsqu'il a soif, fuit devant un animal féroce qui l'attaque, allume
une cigarette lorsqu'il a envie de fumer.
De telles réactions sont conformes au tempérament et au
désir, et liées directement au plaisir et à la douleur.
Un travail plaisant attire l'homme, tandis qu'un travail pénible
le fait fuir.
Les activités de raison ne suscitent ni l'attraction ni la répulsion.
L'instinct ou la nature humaine ne poussent pas l'homme vers ces activités
ni ne l'en éloignent. L'homme les accomplit ou les repousse selon
sa raison, sa volonté et son intérêt. C'est dire que,
dans ce type d'activités, la finalité et la force motrice
de l'homme sont l'intérêt et non le plaisir.
La nature humaine sonde le plaisir, sa raison sonde l'intérêt.
Le plaisir provoque le désir et l'intérêt motive la
volonté.
L'homme éprouve du plaisir lorsqu'il s'adonne aux activités
plaisantes (affectives), ce qui n'est pas le cas pour les activités
comportant un intérêt. Mais il se sent satisfait lorsqu'il
pense que, par son activité de raison et d'intérêt,
il franchit un pas sur la voie de l'intérêt final qui est
incarné par le bien, la perfection ou le plaisir à venir.
La différence est évidente entre une action plaisante
et joyeuse, et une action pénible et dénuée de plaisir
que l'homme accomplit cependant avec satisfaction et contentement.
Les activités de raison et d'intérêt ne sont ni
plaisantes ni intéressantes car elles n'offrent pas un résultat
prévisible; elles sont cependant satisfaisantes.
L'homme et l'animal ont en commun le plaisir et la douleur. Mais l'homme
est seul à éprouver le sentiment de satisfaction, de contentement
ou de haine et d'insatisfaction ainsi que le pouvoir d'espérer.
La satisfaction, la haine et l'espoir font partie du domaine du rationnel
et de la pensée humaine et non de celui des sens et des perceptions
sensorielles.
Nous avons dit que l'homme accomplit ses activités de raison
et d'intérêt sous l'influence de sa raison et de sa volonté,
contrairement aux activités de plaisir qu'il accomplit sous l'effet
de son désir et de ses sens.
Agir à partir de la raison signifie que la faculté rationnelle
voit à l'horizon lointain un bienfait, un plaisir ou une perfection,
qu'elle découvre la voie qui y mène - bien que celle-ci soit
parfois difficile - et qu'elle planifie pour y parvenir.
Agir à partir de la volonté signifie que l'homme possède
une force liée à sa faculté mentale et chargée
du rôle d'exécutant des décisions de la raison. Elle
parvient parfois à faire exécuter les projets de la pensée
et de la raison malgré l'opposition des caprices, des désirs
et des penchants naturels.
La nature de la phase de la jeunesse pousse l'étudiant universitaire,
par exemple, à dormir, à manger, à boire, à
se reposer, à s'amuser et à jouer. Mais l'intellect dessine
devant lui le mauvais résultat d'un tel comportement ainsi que l'avenir
brillant qui l'attendrait s'il faisait des efforts, peinait et s'abstenait
des plaisirs. Il lui recommande de choisir la seconde voie, car il y va
de son intérêt. Là, l'étudiant préfère
suivre les directives de la raison plutôt que celles de sa nature.
Bien que le goût amer d'un médicament déplaise au
malade, celui-ci en prendra et le supportera, par obéissance aux
ordres de la raison et de la volonté qui contrôlent les désirs.
Plus la raison et la volonté sont solides, plus leur emprise
sur la nature humaine et ses penchants se renforce.
Dans ses activités de raison et d'intérêt, l'homme
souhaite toujours suivre une seule théorie et un seul plan établi.
Plus les activités de raison s'accroissent chez l'homme et dépassent
ses activités de plaisir, plus sa raison et sa volonté tendent
à la perfection. Et plus ses activités de plaisir s'élargissent
et ses activités de raison diminuent, plus il s'approche du cadre
animal, car toutes les activités de l'animal sont des activités
de plaisir.
L'animal pourrait parfois se livrer à des activités aux
résultats ultérieurs, telles que la nidification, l'émigration,
la reproduction (l'engendrement). Mais l'animal ne s'adonne pas à
ces activités d'une façon consciente et réfléchie,
ni par un libre choix, ni dans une finalité. Il les accomplit par
un désir imposé et instinctif.
L'homme est en mesure d'élargir le champ de ses activités
de raison pour y inclure ses activités de plaisir; dans une telle
perspective, celles-ci se joignent à celles-là, et il s'ensuivra
que tout plaisir comportera un intérêt et toute activité
naturelle constituera une réponse à l'appel de la raison
tout en étant une réponse à l'appel de la nature.
On parvient ici à une situation où s'identifient nature,
raison, désir et volonté.
Les activités de raison ont besoin d'un plan, d'une méthode
et d'un moyen pour atteindre l'objectif escompté, car elles visent
des objectifs et des buts futurs.
Par ses connaissances, ses renseignements, ses instructions et son pouvoir
d'identification, la raison de l'individu est le planificateur, le théoricien,
le guide et l'orienteur de l'homme, lorsque l'activité de raison
est limitée au cadre individuel.
Même si l'on suppose que les activités de la raison atteignent
le sommet de leur perfection chez l'homme, cela ne suffirait pas à
leur conférer un caractère humain.
Les activités de raison forment une condition nécessaire,
mais insuffisante, de l'humanité de l'être humain, car les
éléments de la raison, de la science, de la conscience et
de l'esprit d'organisation constituent la moitié de cette "humanité".
Les activités individuelles de type rationnel et volontaire acquièrent
un caractère humain lorsqu'elles s'engage sur l'échelle de
la transcen-dance humaine ou, tout au moins, si elles ne s'opposent pas
aux penchants humains sublimes. Autrement, elles pourraient représenter
de grands dangers. En effet, les crimes les plus horribles que l'être
humain puisse commettre résultent parfois d'activités humaines
traduisant un esprit d'orga-nisation, un esprit intel-ligent et clairvoyant.
La meilleure preuve en sont les plans des colonisations diaboliques.
Dans certains hadiths, la force consciente qui s'écarte de la
foi et des tendances humaines et qui se met au service des buts matérialistes
et animaux est décrite comme "activité satanique".
Les activités de raison ne sont pas néces-sairement humaines,
elles peuvent même devenir plus dangereuses qu'un animal féroce
si elles se rapportent à des buts animaux.
L'animal féroce peut attaquer l'homme pour assouvir sa faim.
Tandis que l'homme peut se servir de sa force de raison pour anéantir
des villes paisibles et des millions de vies humaines innocentes.
Mettons de côté le caractère humain des activités
de l'homme pour poser la question suivante: la force de la raison est-elle
capable d'assurer tous les intérêts individuels? Personne
ne doute de la nécessité de la force de la raison ou de la
pensée et de son utilité pour l'administration des affaires
secondaires et de portée limitée dans la vie de l'homme.
Celui-ci rencontre toujours, au cours de sa vie, des situations où
il doit choisir un ami (une discipline d'étude, un partenaire...),
de voyager, de fréquenter quelque'un, de se promener, de faire oeuvre
pie, de lutter contre les déviations... Il ne fait pas de doute
que l'homme a besoin de réfléchir dans tous les cas puisque,
plus il réfléchit, meilleurs seront les résultats
obtenus. C'est par la pensée que l'être humain planifie ses
oeuvres avant de les exécuter.
Il a parfois besoin de bénéficier de la pensée
d'autrui dans ce domaine et de se servir de ses expériences (le
principe de Choura - concertation).
Ceci est valable au niveau des affaires secondaires.
Une telle situation pourra-t-elle être la même en ce qui
concerne les problèmes généraux de l'homme? La force
de la raison pourra-t-elle planifier tous les aspects de la vie personnelle
de l'homme et lui assurer le bonheur dans tous ces aspects? Ou bien, cette
force est-elle limitée uniquement aux questions secondaires?
Nous savons que certains philosophes ont cru à "l'autosuffisance"
de l'homme et prétendu qu'ils ont découvert le secret du
bonheur et du malheur de l'homme. Ils ont affirmé qu'ils étaient
capables de s'assurer le bonheur en comptant sur la raison et la volonté.
Nous savons aussi, d'autre part, qu'il n'y a pas deux philosophes qui s'accordent
sur la détermination de la voie du bonheur.
La notion du bonheur, qui semble de prime abord claire et évidente,
en tant que but final de l'être humain, est l'une des notions les
plus complexes et les plus ambiguës.
La cause de cette ambiguïté réside en ceci que les
dimensions, les possibilités et les capacités de l'être
humain sont encore mal connues.
L'homme, en outre, est un être social. Or la vie sociale impose
à l'homme des problèmes sociaux auxquels il doit faire face.
L'homme, en tant qu'être social, ne peut rechercher son bonheur
indépendamment de ses semblables. On peut même dire que son
bonheur, ainsi que les moyens, les voies et les critères qui s'y
rapportent, sont solidement liés au bonheur des autres, à
ses moyens, ses voies et ses critères. L'individu doit donc rechercher
son bonheur dans une voie qui mène au bonheur et à la perfection
de la société.
Si nous prenons en considération les questions de la vie éternelle,
de l'éternité de l'âme, et le fait que la raison n'ait
pas d'expérience relative à la vie succédant à
notre vie présente, le problème devient fort complexe.
De là, la doctrine et l'idéologie s'imposent comme une
nécessité indispensable qui répond au besoin d'une
théorie générale et d'une planification intégrale,
harmonieuse et cohérente, capable d'assu-mer le bonheur de tous,
d'atteindre le but essentiel de la perfection humaine, et comportant les
buts, les moyens, les voies et les modes de traitement, les critères
de la justesse et de l'erreur, des respon-sabilités et des devoirs,
ainsi que les facteurs qui conduisent les individus à assumer des
respon-sabilités et à accepter les devoirs.
L'homme a eu besoin d'idéologie - ou, selon l'expression coranique,
d'une Chari`ah - depuis qu'il est apparu sur la terre, ou depuis que la
vie sociale s'est élargie et a suscité des désaccords(21).
Ce besoin s'accrut à la longue, au fur et à mesure que
s'accroissaient la maturité et l'évolution de l'homme.
Les lignes de sang, de race, de nationalité, de tribu et de patrie
constituaient jadis une conscience collective qui dominait les sociétés
humaines.
Cette conscience sécrétait à son tour une série
d'objectifs collectifs (bien que non humains) et conférait à
la société une orientation unifiée.
Le développement de l'homme et son perfec-tionnement scientifique
et rationnel ont conduit à l'affaiblissement de ces liens. La science,
en raison de sa propriété individualiste, tend à l'individualisme.
Elle mène au dépérissement des sentiments et à
l'amoindrissement de l'affection.
L'humanité a besoin, aujourd'hui plus que jamais, d'une telle
philosophie de la vie, une philosophie capable de conduire l'homme à
s'attacher à des vérités qui sont au-dessus de l'individu
et des intérêts individuels. Il ne fait pas de doute que la
doctrine et l'idéologie font partie des nécessités
de la vie.
Qui est en mesure d'élaborer une telle école de pensée?
La raison d'un seul individu n'en est point capable.
La raison collective est-elle capable d'un tel exploit? L'homme peut-il
élaborer le plan intégral de l'idéologie voulue, en
s'appuyant sur l'ensemble des expériences des anciens et des contemporains?
Sachant que l'homme en lui-même est le plus complexe des inconnus,
il est naturel que la société humaine et son bonheur soient
encore plus complexes et plus inconnus.
Alors, que faire?
Si nous avons une vision juste de l'univers et de la vie, si nous considérons
le système de l'existence comme absurde et vide, il ne nous restera
qu'à reconnaître que l'appareil grandiose de la création
n'a pas négligé cette question (philosophie de la vie, une
école de pensée) et qu'il y a donné la solution adéquate
au travers d'une thèse élaborée à partir d'un
horizon qui se place au-dessus de celui de la raison humaine, c'est à
dire à partir de la révélation (le principe prophétique).
L'action de la science et de la raison est le mouvement dans le cadre
de cette thèse.
Que c'est beau ce que dit Avicenne dans son livre "Al-Najât" (La
Vie Sauve), à propos du besoin qu'éprouve l'humanité
d'une législation divine transmise par le Prophète (P): "La
nécessité d'un tel homme - le Prophète - pour le maintien
de l'espèce humaine... est plus impérieuse que la nécessité
des sourcils et du creux de la voûte plantaire... ou de bien d'autres
utilités qui ne sont pas vraiment indis-pensables à la survie".
C'est dire que cet appareil extraordinaire de la création - qui
n'a même pas négligé les petits besoins non essentiels
- ne saurait oublier les besoins indispensables.
Mais si nous n'avons pas une vision correcte de l'univers et de la vie,
nous devons nous résigner à concevoir que l'homme soit condamné
à la désorien-tation et à l'égarement, et que
toute idéologie et toute thèse élaborée par
cet homme perplexe, perdu dans une nature obscurcie, ne fassent que perpétuer
les dits égarement et désorientation.
Ce qui précède nous permet d'affirmer la nécessité
de l'existence d'une doctrine ou d'une idéologie ainsi que la nécessité
de l'adhésion de l'individu à une doctrine ou à une
idéologie. Mais l'adhésion de l'individu à une idéologie
particulière ne peut être réelle que si elle revêt
le caractère de "foi": et la foi est une vérité à
laquelle on ne saurait parvenir par force ni par intérêt.
On peut certes être soumis et assujetti à une chose par la
force, mais idéologie ne rime pas avec soumission; l'idéologie
exige la foi, la conviction et l'attirance.
Une idéologie efficace doit être fondée sur une
conception capable de convaincre la raison et d'alimenter la pensée
d'une part, et en mesure de présenter à travers cette conception
des buts attirants et grandioses, d'autre part. Dans ce cas, l'amour et
la conviction se réunissent, comme deux éléments fondamentaux
de la foi, pour contribuer à l'édifi-cation du monde.
Il faut aborder ici, ne serait-ce que brièvement, un certain
nombre de questions que nous détaillerons dans d'autres occasions:
1- LES IDÉOLOGIES SONT DE DEUX SORTES: HUMAINES ET CATÉGORIELLES
Les idéologies humaines sont celles qui s'adressent à
l'homme en tant qu'homme et non en raison de son appartenance à
une nation ou à une classe. Elles visent à sauver le genre
humain et non une catégorie ou une classe sociale. Leur thèse
englobe toute l'humanité et non une catégorie en particulier,
et leurs tenants, leurs adeptes et leurs partisans proviennent de peuples,
de races, de classes et de catégories multiples.
L'idéologie catégorielle, contrairement à la première,
s'adresse à une catégorie, à une classe ou à
un groupe particulier. Elle s'emploie à sauvegarder la catégorie
qu'elle défend et oeuvre en vue d'imposer sa souveraineté
et sa suprématie. Elle ne recrute des partisans, des protecteurs
et des militants qu'au sein de cette catégorie.
Chacune de ces deux idéologies est fondée sur une vision
spéciale de l'homme.
Une idéologie générale et humaine, telle que l'idéologie
islamique, repose sur une conception de l'homme que nous appelons "l'inné"
(fitrah).
L'Islam considère l'homme comme un être qui porte en son
limon une dimension "extensionnelle" spécifique et des dons sublimes
qui le distinguent de l'animal et lui confèrent une identité
particulière. Ces dons spécifiques sont chez l'homme, antérieurs
à l'influence des facteurs historiques et sociaux s'exerçant
sur lui.
L'Islam estime que l'homme possède d'une manière innée
un sentiment personnel et une conscience spécifique qui le rendent
apte à avoir un mouvement libre et personnel et un raisonnement
qui lui est spécifique.
Les idéologies humaines fondent donc leur message sur la conscience
innée qui caractérise, selon elles, le genre humain.
Quant aux idéologies catégorielles, elles ont une autre
vision de l'homme. Elles n'admettent pas que l'homme soit capable d'avoir
une conscience individuelle; car, pour elles, le sentiment de l'homme,
son for intérieur et ses orientations se cristallisent sous l'influence
de facteurs: historiques, en ce qui concerne la vie patriotique et nationale,
ou sociaux, en ce qui concerne la position sociale. Selon elles, l'homme
absolu - abstraction faite des facteurs historiques ou sociaux particuliers
- n'a ni sentiment ni conscience et n'est pas doté non plus d'une
faculté de se mouvoir individuellement et de raisonner d'une façon
personnelle. Il est un être général et non individuel.
Le Marxisme et les philosophies nationalistes et racistes sont fondées
sur cette vision de l'homme. Le point de départ de ces philosophies
sont les influences et les intérêts de classe ou les sentiments
nationaux et racistes ou, dans le meilleur des cas, la culture nationale.
L'idéologie islamique fait partie, sans doute possible, de la
première catégorie. Sa base de départ est la nature
humaine innée; aussi s'adresse-t-elle à tous les gens du
peuple (tout le monde(22)
et non pas à une classe ou une catégorie particulière).
L'Islam a pu gagner à sa cause, dans sa pratique, des gens issus
de toutes les classes, même de celles qu'il avait combattues, tels
que, selon l'expression coranique, les "nobles" (mala') et les "nantis".
L'histoire de l'Islam est riche en exemples où des individus,
défiant par leur foi islamique les barrières de classes et
les intérêts personnels, se sont révoltés contre
leurs propres classes respectives, leurs propres intérêts
et même leurs propres péchés! Et c'est parce qu'il
repose sur la nature innée de l'homme et qu'il pénètre
dans les profondeurs de l'homme - en raison de sa qualité de religion
divine - que l'Islam est capable de conduire l'homme à se révolter
contre ses propres péchés et d'allumer dans son existence
les flammes de la révolte intérieure, c'est ce que l'on appelle
"le repentir".
La capacité révolutionnaire des idéologies catégorielles
ou de classe se borne à dresser un individu contre un autre, une
classe contre une autre, mais elle ne peut jamais déclencher une
révolution contre le "moi", ni créer un auto-contrôle
permettant à l'individu de se surveiller lui-même.
L'Islam, en tant que dernier Message divin, vise plus que les religions
précédentes, à rétablir la justice sociale(23).
C'est pourquoi il tend à venir au secours des dépossédés
et des déshérités et à lutter contre l'injustice.
Mais l'appel islamique n'est pas destiné seulement à ces
catégories d'individus.
De même, les partisans qu'il a attirés dans ses rangs n'appartenaient
pas tous à ces catégories. L'Islam, en s'appuyant sur la
force de la religion et la nature humaine innée, a pu avoir déclaré
la guerre. L'histoire en porte témoignage.
L'Islam est la théorie de la victoire de l'âme humaine
sur l'âme animale de l'homme, de la science sur l'ignorance, de la
justice sur l'injustice, de l'égalité sur l'inégalité,
de la vertu sur le vice, de la piété sur le relâchement,
de l'unicité sur le polythéisme. La victoire des déshérités
sur les tyrans en est une incarnation.
2- EXISTE-T-IL UNE CULTURE UNIFIÉE?
Pour compléter notre précédente recherche, il nous
faut aborder ici le problème de l'essence de la culture humaine
originale et poser la question suivante: "Existe-t-il une culture unifiée"
ou bien les cultures ont-elles des essences nationales, patrio-tiques et
de classes, qui sont différentes?
Cette question est également liée à notre vision
de l'homme. Si nous croyons en l'existence d'une nature humaine innée,
commune à tous les hommes, nous devons croire également en
une culture humaine unique. Et si nous refusons l'existence d'une telle
nature innée et commune, nous pourrions croire que les cultures
sont le produit de facteurs historiques, nationaux, géographiques
et des tendances égoïstes des classes.
La conception islamique met l'accent sur la nature innée et unique,
c'est pourquoi elle soutient l'idée d'une idéologie unique
et d'une culture unique.
3- SUPRÉMATIE DE L'IDÉOLOGIE HUMAINE, UNIFIÉE
ET DE L'INNÉ
Il est évident que la seule idéologie qui puisse être
d'essence humaine et qui soit fondée sur des valeurs humaines est
l'idéologie humaine et non l'idéologie catégorielle,
l'idéologie unifiée et non celle fondée sur la division
de l'homme, l'idéologie de l'inné et non celle de l'intérêt.
4- SUJÉTION DE L'IDÉOLOGIE AUX CIRCONS-TANCES DE TEMPS
ET DE LIEU
Nous avons dit que l'Islam dépasse les cadres nationaux, patriotiques
et des classes, et qu'il présente son idéologie aux circonstances
de temps et de lieu.
La question qui se pose dans ce domaine est: l'idéologie est-elle
assujettie au principe de l'abrogation et du changement selon les circonstances
de temps et de lieu? Ou bien est-elle absolue en tous temps et en tous
lieux et insoumise à la relativité espace-temps?
La réponse à cette question dépend de notre compréhension
du point de départ de l'idéologie. Ce point de départ
est-il la nature humaine innée, ou bien les intérêts
et les sentiments nationaux ou de classe? Elle dépend aussi de notre
conception de la nature des changements sociaux: l'essence de la société
humaine change-t-elle selon la modification des étapes de l'histoire?
Ou bien, la société humaine évolue-t-elle conformément
à des lois complémen-taires constantes et se meut-elle dans
une trajectoire fixe?
L'étude de ces questions nécessite qu'on explicite le
problème de la "nature humaine" et de la nature des évolutions
sociales, problème qui nécessite, lui aussi, une étude
exhaustive que nous aborderons dans notre livre "La Société
et l'Histoire" (qui fait partie de la série "La Conception Islamique")
où nous traiterons de la relation entre le changement social et
la nature humaine innée.
5- CHANGEMENT DE L'IDÉOLOGIE SELON LES CIRCONSTANCES DE TEMPS
ET DE LIEU
On peut, dans ce domaine, poser une autre question. Elle a trait à
la constance et au changement de l'idéologie selon les circonstances
de temps et de lieu.
Nous avons déjà parlé de l'abrogation et de la
transformation complète des idéologies selon les circonstances
temps-espace. Nous devons ici poser la question du changement dans le contenu
de l'idéologie en nous interrogeant: ce contenu est-il absolu ou
relatif? Général ou particulier? L'idéologie, en tant
que phénomène parmi les phénomènes, est-elle
soumise à la modification, comme c'est le cas dans le monde des
idéologies matérialistes? L'idéologie peut-elle contenir
les lignes générales du mouvement de l'homme et de la communauté
humaine, sans avoir besoin - dans les différentes circonstances
- d'une réforme ou d'une modification(24)?
Si cela est possible, le rôle des dirigeants intellectuels serait
de faire un effort en vue de perfectionner le contenu de ladite idéologie
dans les limites de ses lignes générales. Le perfection-nement
idéologique se réaliserait dans ce cas par un effort de perfectionnement
interne et non par la modification de l'idéologie elle-même.
Chapitre 5
L'ISLAM, RELIGION INTÉGRALE
Dans les chapitres précédents nous avons jeté un
regard sur la "conception islamique" et constaté que celle-ci se
caractérise par son intégralité et son réalisme.
L'Islam s'est intéressé à tous les aspects des
besoins humains, y compris les aspects temporels, ceux relatifs à
l'au-delà, physiques, rationnels, intellectuels, individuels et
sociaux.
On peut diviser les prescriptions islamiques en trois groupes:
1- LES FONDEMENTS DE LA DOCTRINE
Ce sont les principes auxquels l'homme doit, tout d'abord, s'efforcer
de penser avant d'y souscrire, par la suite, d'une façon consciente
et volontaire et par un raisonnement déductif. Le devoir qui incombe
à l'homme dans ce domaine est un travail scientifique et de recherche.
2- LA MORALE
Ce sont les qualités que l'homme musulman doit posséder
et leurs contraires dont il doit s'écarter. Dans ce domaine, le
devoir de l'homme consiste à se surveiller et à faire son
auto-éducation.
3- LES STATUTS
Ce sont les prescriptions et les interdits qui sont liés aux
activités pratiques, spirituelles, individuelles et sociales.
Les fondateurs de la doctrine islamique, selon l'Ecole d'Ahl-ul-Bayt
(Les Gens de la Maison du Prophète) sont: l'Unicité, la Justice,
la Mission prophétique, l'Imamat, le Jour du Jugement Dernier.
L'Islam rejette l'imitation passive (taqlid) quant aux fondements
de la religion et oblige l'homme à faire des efforts pour parvenir
seul et librement au dogme juste.
Il ne limite pas le culte aux pratiques corporelles, telles que la prière,
le jeûne, ni à l'acquittement des impositions fiscales, telles
que le Zakât, le Khoms(25).
Il préconise une autre sorte de culte, le "culte intellectuel".
La pensée, ou le culte "intellectuel", vaut des années de
culte corporel et lui est même préférable, de très
loin, si elle s'engage dans une voie qui sert à réveiller
la conscience de l'homme.
A- LES FAUX PAS DE LA PENSÉE SELON LE CORAN:
Le Coran, tout en incitant l'individu à penser, tout en conférant
un caractère cultuel à la pensée, tout en soulignant
la nécessité de faire un effort de recherche en vue de croire
aux fondements du dogme, s'intéresse à une question essentielle
à cet égard, et relative aux faux pas de la pensée.
Il mentionne, en effet, les diverses formes de la manifestation des faux
pas, leurs causes et les moyens de la prévenir. Il les présente
de la façon suivante:
a) Se fier au doute:
Le Coran dit: "Et si tu obéis à la plupart de ceux
qui sont sur la terre, ils t'égareront du sentier de Dieu: ils ne
suivent que la conjecture..." (Coran: VI, 116) et met l'accent sur
la nécessité de s'abstenir de prendre toute attitude qui
ne se fonde pas sur la connaissance et la certitude: "Et ne cours pas
après ce dont tu n'as science aucune". (Coran: XVII, 36)
Cette vérité révélée par le Coran
constitue aujourd'hui une vérité établie dans le domaine
philosophique, puisque Descartes l'a adoptée, mille ans après
sa révélation, comme premier fondement logique de sa philosophie.
En effet, il écrit à ce propos: "Le premier était
de ne recevoir jamais une chose pour vraie que je ne la connusse évidemment
être telle; c'est-à-dire d'éviter soigneusement la
précipitation et la prévention; et de ne rien comprendre
de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement
et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion
de le mettre en doute"(26).
b) Les penchants de l'âme:
Si l'homme veut prononcer des jugements justes, il doit être neutre
vis-à-vis de la question à laquelle il pense. C'est dire
qu'il doit s'efforcer de découvrir la vérité et de
se plier aux preuves, aux documents et aux documentations.
Le juge qui examine le dossier de l'accusation doit être neutre
vis-à-vis des deux parties du procès. S'il a un sentiment
favorable envers l'une d'elles il sera inconsciemment favorable à
ses arguments et négligera ceux de l'autre; ce qui le conduira à
s'écarter du jugement juste.
Il en va de même pour l'homme; si celui-ci n'observe pas une neutralité
vis-à-vis des jugements qu'il établit sur les différentes
questions et penche vers un aspect particulier, l'indicateur de sa pensée
s'orientera inconsciemment vers ses penchants personnels. C'est pourquoi
le Coran considère les penchants personnels- tout comme il le fait
pour la supputation (le doute) - comme des facteurs de déviation:
"...ne suivent que la conjecture ainsi que ce qui passionne les âmes!"
(Coran: III, 23)
c) La précipitation:
Tout jugement qu'émet l'homme nécessite un minimum de
documents et de documentation pour qu'il soit juste et à l'abri
de tous les risques des faux pas et de la précipitation.
Le noble Coran souligne à plusieurs reprises les limites des
connaissances humaines et leur insuf-fisance pour formuler certains grands
jugements, et il interdit à l'homme d'être affirmatif par
rapport à des faits qui ne sont pas encore établis:
"Et on ne vous a apporté que peu de science". (Coran: XVII,
85)
L'Imam Al-Sadiq explique que dans les deux versets suivants Dieu a demandé
à ses serviteurs de ne rien dire avant de savoir et de ne pas répéter
ce qu'ils ne savent pas(27):
"N'avait-on pas pris d'eux l'engagement du Livre, qu'ils ne diraient
sur Dieu que la Vérité..."
(Coran: VII, 169)
"Non mais ils traitent de mensonge la part de science qu'ils ne cernent
pas, tandis que l'interprétation ne leur est pas parvenue". (Coran:
IX, 39)
d) L'esprit d'imitation des idées du passé:
L'homme tend, de prime abord, à accepter les pensées et
les doctrines héritées des générations précédentes,
sans chercher à les examiner et à les vérifier.
Mais Dieu fustige ceux qui acceptent les pensées des générations
précédentes sans les soumettre aux critères de la
raison:
"Et quand on leur dit: "Non, mais nous suivrons ce à quoi
nous avons trouvé nos ancêtres!
- Quoi! Même si leurs ancêtres ne comprenaient rien et
n'étaient pas bien guidés?" (Coran: II, 170)
e) Le culte des personnalités:
Parmi les facteurs des faux pas de la pensée et de la déviation
de celle-ci figure l'attachement aux grandes personnalités historiques
et contemporaines. De telles personnalités séduisent en effet
certains individus et exercent sur leurs pensées, leur volonté
et leur détermination une grande influence. Ces individus vont même
jusqu'à perdre leur indépen-dance de pensée et de
volonté; celle-ci devenant un instrument manipulé par les
dites personnalités.
Le Coran incite l'humanité à l'indépendance intellectuelle,
et condamne le suivisme vis-à-vis des personnalités:
"Seigneur, oui, nous avons obéi à nos chefs et à
nos grands. C'est donc eux qui nous ont égarés du sentier".
(Coran: XXXIII, 67)
Chapitre 6:
LES SOURCES DE LA PENSÉE
Lorsqu'il appelle à la réflexion, le Coran souligne, outre
les faux pas, les sources de la pensée, c'est-à-dire les
sujets qui méritent d'être l'objet de la pensée humaine
et les sources du savoir et des connaissances de l'homme.
L'Islam s'oppose aux effets déployés dans des questions
stériles et qui n'ont aucune utilité pour l'homme, et dont
le seul résultat est l'épuisement de l'esprit.
Le Prophète prie Dieu de le prévenir d'un savoir inutile;
et l'Islam préconise fermement l'apprentissage des sciences utiles,
fructueuses et bénéfiques.
Le Coran propose trois sujets utiles de pensée:
1- LA NATURE:
Il encourage dans beaucoup de versets à penser à la nature,
c'est-à-dire à la terre, au ciel, aux planètes, au
soleil, à la lune, aux nuages, à la pluie, aux vents, au
mouvement des navires, à l'agriculture, aux animaux, ainsi qu'à
toute chose sensible qui entoure l'homme. Il incite à les contempler
et à en tirer des conclusions:
«Dis: "Regardez ce qui est dans les cieux et la terre"».
(Coran: X, 102)
2. L'HISTOIRE:
Le Coran estime que le mouvement de l'histoire est soumis à des
lois et des règles fixes. Celles-ci régissent le développement,
le bonheur et le malheur des sociétés humaines à travers
l'histoire contemporaine et orientent les événements vers
le bonheur de l'individu et de la société.
C'est pour cela que le Coran incite à penser à l'histoire
des nations anciennes, et à l'étudier, en la considérant
comme l'une des sources de la science.
"Avant vous, certes, bien des choses établies ont passé.
Or, parcourez la terre, et voyez ce qu'il est advenu de ceux qui criaient
au mensonge".
(Coran: III, 137)
3. LA CONSCIENCE HUMAINE:
Le Coran mentionne la conscience humaine comme l'une des sources spécifiques
du savoir.
Le monde entier est empli de signes divins, d'indications et d'indices
qui permettent de découvrir la Vérité. Le Coran désigne
le monde extérieur de l'homme sous le vocable d'"horizon" et son
monde intérieur sous celui d' "âme". De cette façon,
il souligne l'importance de la conscience humaine:
"Bientôt Nous leur ferons voir Nos signes à tous les
horizons, tout comme dans leurs propres personnes, jusqu'à ce qu'il
leur devienne évident que, oui, c'est cela la Vérité".
(Coran: XXXIX, 53)
Le philosophe allemand Kant a dit, dans une phrase célèbre
que l'on a gravée sur sa tombe: "Il y a deux choses qui suscitent
l'étonnement de l'homme: le Ciel empli d'étoiles, au-dessus
de nos têtes, et le for intérieur et la conscience, à
l'intérieur de nous."
Notes
1. Entre autres, le philosophe britannique
Hobbes.
2. La célèbre théorie
de Descartes.
3. En se référant
aux révélations du Coran, les Musulmans croient que les textes
divins de l'Ancien Testament ont été altérés
ou déformés par les hommes.
4. La Genèse: II, 16 - 17
(traduction française d'après "La Bible traduite sous la
direction de l'Ecole Biblique de Jérusalem", - Edition du Celf -
1956.
5. La Genèse: III, 1 - 8
(même référence).
6. La Genèse: III, 23 (même
référence).
7. La Renaissance de la Pensée
Religieuse", traduction persane, p. 203 - 204.
8. "Les Merveilles de la Philosophie",
traduction persane, p. 292.
9. Idem, p. 135.
10. Idem, p. 206.
11. B. Ruelle, "Le Mariage et
la Morale".
12. G. Politzer, "Principes Philosophiques".
13. Georges Sartin, "Les Six Ailes".
14. Idem, p. 305.
15. William James, "La Religion
et L'Âme".
16. William James, "La Religion
et L'Âme".
17. Enrich Fromm, "La Psychologie
et la Religion".
18. C'est-à-dire dans un
pays où il existe un régime islamique légitime qui
gouverne selon la Loi Divine et l'applique scrupuleusement. D'autre part,
cette nation n'implique absolument pas une quelconque idée de "fatalisme",
inexistante en Islam. N.D.T.
19. Même si ces lois sont
justes et irréprochables. N.D.T.
20. à Dieu. N.D.T.
21. On déduit des versets
coraniques que ces désaccords et ce besoin sont apparus à
l'époque de Noé. Les Prophètes qui l'ont précédé
ne possèdent pas de Chari'a. Voir "Al-Mizan (exégèse
du Coran) à propos du verset: "Les gens formaient une seule communauté.
Puis Dieu suscita des prophètes comme annonciateurs et comme avertisseurs..."
(Coran: II, 213)
22. Le mont "gens" qui figure
dans le Coran est parfois mal compris. Il est compris au sens de "masses",
c'est-à-dire la classe opposée à l'élite.Cette
acception impropre du mot conduit à une compréhension impropre
de l'orientation de l'Islam. Ainsi, on dit improprement: l'Islam s'est
adressé aux "gens" à travers ses textes, c'est pourquoi il
est la religion des masses laborieuses, considérant cela comme une
des vertus de l'Islam.
Mais la vérité est différente. Certes l'Islam s'est
appliqué à défendre les masses laborieuses - et c'est
là une de ses vertus - mais son discours ne s'adresse pas uniquement
à cette classe et son idéologie n'est ni une idéologie
catégorielle ni une idéologie de classe. L'Islam a effectivement
réalisé un miracle lorsqu'il a pu, en comptant sur la nature
humaine innée, faire parfois des gens issus de classes aisées
et exploitantes, les protecteurs des classes démunies et laborieuses.
23. "Nous avons envoyé
Nos prophètes avec des preuves indubitables. Nous avons fait descendre
avec le Livre et la Balance afin que les hommes observent l'équité".
(Coran: LVII, 25).
24. Dans une étude intitulée
"La Nubuwwah concluante"**, j'ai parlé de l'éternité
ainsi que de l'idéologie islamique et de sa constance dans les différentes
circonstances, et du rôle de l'ijtihad (effort personnel en
vue de déduire des statuts à partir des sources de la Loi)
dans l'application du Message islamique dans les différentes circonstances.
** Nubuwwah = mission ou dignité du Prophète
Nubuwwah concluante = la mission prophétique finale, celle
du Prophète Muhammad (PSL). On dit aussi "le sceau des prophéties".
N.D.T.
25. Khoms: impôt islamique
équivalent à un cinquième des "bénéfices"
dégagés au cours d'une année, ou de la valeur de certains
articles, et dans certaines circonstances, tels que l'or.
26. ("Discours de la Méthode",
2ème partie), cité dans "Sayré Hikmat dar Oropa" (Le
Cheminement de la Sagesse en Europe) en persan.
27. "Tafsir Al-Mizan", Tome VIII,
p. 319.
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